Edgar Morin envisage le confinement comme une occasion inespérée de régénérer la notion même d’humanisme.
Edgar Morin envisage le confinement comme une occasion inespérée de régénérer la notion même d’humanisme.
Face à la pandémie, c’est tout notre système qui est ébranlé
La crise biologique d’une pandémie menace indistinctement nos vies.
La crise économique née des mesures de restriction.
La crise de civilisation : nous passons brusquement d’une civilisation de la mobilité à une obligation d’immobilité qui pourrait être une opportunité de détoxification mentale et physique, et susciter une crise existentielle salutaire.
Plus profondément, cette crise est anthropologique
Elle révèle la face infirme et vulnérable de la formidable puissance humaine
Elle révèle que l’unification techno-économique du globe a créé en même temps qu’une interdépendance généralisée, une communauté de destins sans solidarité.
Cette polycrise devrait susciter une crise de la pensée politique et de la pensée tout court. L’association de ce qui semble contradictoire devient nécessaire : mondialisation et démondialisation, développement et enveloppement, croissance et décroissance.
Nous avons besoin d’un humanisme ressourcé et régénéré
La définition de l’humain ne peut se limiter à l’idée d’individu. L’humain est à la fois individuel, biologique et social. L’humanisme ne saurait oublier que la nature est autant en nous que nous sommes dans la nature.L’humanisme régénéré puise consciemment aux sources de l’éthique qui sont solidarité et responsabilité. Comme l’humanité est menacée de mort, la vie de l’espèce humaine et, donc, celle de la biosphère devient une valeur prioritaire.
Pour que l’humanité puisse survivre, elle doit se métamorphoser.
L’humanisme, ce n’est pas seulement la conscience de solidarité humaine, c’est aussi le sentiment d’être à l’intérieur d’une aventure inconnue et incroyable au sein de laquelle chacun fait partie d’un grand être constitué de sept milliards d’humains.Chacun d’entre nous fait partie de cette aventure inouïe, au sein de l’aventure elle-même stupéfiante de l’univers.
Texte intégral
Par Simon Blin - Libération - 27 mars 2020
Quasi-centenaire, le sociologue, éternel optimiste, envisage le confinement comme une occasion inespérée de régénérer la notion même d’humanisme, mais aussi pour chacun d’opérer un tri entre l’important et le frivole.
Confiné, il dit s’être senti «projeté psychiquement dans une communication et une communion permanentes» avec le monde auquel il reste virtuellement connecté. Lui qui a toujours vécu pleinement, dont le siècle d’existence est fait de déplacements perpétuels et d’engagements politiques et intellectuels. Né en 1921, Edgar Morin, sociologue, philosophe, «humanologue», dit-il, écrivain mondialement connu, penseur de la «complexité» à l’œuvre abondante et englobante (la Méthode est son œuvre majeure), a vécu la Résistance, traversé le XXe siècle entre émerveillement et révolte. Il revient sur ces deux folles semaines qui ont vu le monde entier touché par la propagation du coronavirus, puis basculer dans l’enfermement généralisé. Le directeur de recherche émérite au CNRS, nonagénaire quasi centenaire à l’optimisme inébranlable et au regard lumineux, voit dans ce moment d’arrêt planétaire l’opportunité d’une «crise existentielle salutaire».
Comment vivez-vous ce moment inédit et grave ?
Nous subissons un confinement physique mais nous disposons des moyens de communiquer en paroles qui nous mettent en communication avec autrui et avec le monde. Au stade actuel, en réaction à l’enfermement, nous nous sommes ouverts, plus attentifs et solidaires les uns aux autres. Ce sont les solitaires sans téléphone ni télé, et surtout les non-confinés, c’est-à-dire les sans-abri, si souvent oubliés du pouvoir et des médias, qui sont les victimes absolues du confinement. En ce qui me concerne, je me suis senti intensément participer, ne serait-ce que par le confinement même, au destin national et au cataclysme planétaire. Je me suis senti projeté plus que jamais, dans l’aventure incertaine et inconnue de notre espèce. J’ai ressenti plus fortement que jamais la communauté de destin de toute l’humanité.
Comment qualifieriez-vous cette crise dans l’histoire que vous avez traversée ?
Nous sommes actuellement soumis à une triple crise. La crise biologique d’une pandémie qui menace indistinctement nos vies et déborde les capacités hospitalières, surtout là où les politiques néolibérales n’ont cessé de les réduire. La crise économique née des mesures de restriction prises contre la pandémie et qui, ralentissant ou stoppant les activités productives, de travail, de transport, ne peut que s’aggraver si le confinement devient durable. La crise de civilisation : nous passons brusquement d’une civilisation de la mobilité à une obligation d’immobilité. Nous vivions principalement dehors, au travail, au restaurant, au cinéma, aux réunions, aux fêtes. Nous voici contraints à la sédentarité et l’intimité. Nous consommions sous l’emprise du consumérisme, c’est-à-dire l’addiction aux produits de qualité médiocre et vertus illusoires, l’incitation à l’apparemment nouveau, à la recherche du plus plutôt que du mieux. Le confinement pourrait être une opportunité de détoxification mentale et physique, qui nous permettrait de sélectionner l’important et rejeter le frivole, le superflu, l’illusoire. L’important c’est évidemment l’amour, l’amitié, la solidarité, la fraternité, l’épanouissement du Je dans un Nous. Dans ce sens, le confinement pourrait susciter une crise existentielle salutaire où nous réfléchirions sur le sens de nos vies.
Face à la pandémie, c’est l’ensemble de notre système qui est ébranlé : sanitaire, politique, économique, et démocratique. Votre travail intellectuel a justement consisté à penser la complexité et la transdisciplinarité.
Ces crises sont interdépendantes et s’entretiennent les unes les autres. Plus l’une s’aggrave, plus elle aggrave les autres. Si l’une diminue, elle diminuera les autres. Aussi, tant que l’épidémie ne régressera pas, les restrictions seront de plus en plus sensibles et le confinement sera vécu de plus en plus comme un empêchement (de travailler, de faire du sport, d’aller aux réunions et aux spectacles, de soigner ses sciatiques ou ses dents). Plus profondément, cette crise est anthropologique : elle nous révèle la face infirme et vulnérable de la formidable puissance humaine, elle nous révèle que l’unification techno-économique du globe a créé en même temps qu’une interdépendance généralisée, une communauté de destins sans solidarité.
C’est comme si le monde n’entrait plus dans nos grilles d’analyse. Les repères intellectuels aussi sont bousculés.
Cette polycrise devrait susciter une crise de la pensée politique et de la pensée tout court. La phagocytation du politique par l’économique, la phagocytation de l’économique par l’idéologie néolibérale, la phagocytation de l’intelligence réflexive par celle du calcul, tout cela empêche de concevoir les impératifs complexes qui s’imposent : ainsi combiner mondialisation (pour tout ce qui est coopératif) et démondialisation (pour sauver les territoires désertifiés, les autonomies vivrières et sanitaires des nations) ; combiner développement (qui comporte celui, positif, de l’individualisme) et enveloppement (qui est solidarité et communauté) ; combiner croissance et décroissance (en déterminant ce qui doit croître et ce qui doit décroître). La croissance porte en elle la vitalité économique, la décroissance porte en elle le salut écologique et la dépollution généralisée. L’association de ce qui semble contradictoire est ici logiquement nécessaire.
Notre capacité à «vivre ensemble» est mise à rude épreuve. Est-ce l’occasion de refonder un nouvel humanisme, de restaurer les bases d’une vie commune plus solidaire à l’échelle de la planète ?
Nous n’avons pas besoin d’un nouvel humanisme, nous avons besoin d’un humanisme ressourcé et régénéré. L’humanisme a pris deux visages antinomiques en Europe. Le premier est celui de la quasi-divinisation de l’humain, voué à la maîtrise de la nature. L’autre humanisme a été formulé par Montaigne en une phrase : «Je reconnais en tout homme mon compatriote.» Il faut abandonner le premier et régénérer le second.
La définition de l’humain ne peut se limiter à l’idée d’individu. L’humain se définit par trois termes aussi inséparables l’un de l’autre que ceux de la trinité : l’humain c’est à la fois un individu, une partie, un moment de l’espèce humaine, et une partie, un moment d’une société. Il est à la fois individuel, biologique, social. L’humanisme ne saurait désormais ignorer notre lien ombilical à la vie et notre lien ombilical à l’univers. Il ne saurait oublier que la nature est autant en nous que nous sommes dans la nature. Le socle intellectuel de l’humanisme régénéré est la raison sensible et complexe. Non seulement il faut suivre l’axiome «pas de raison sans passion, pas de passion sans raison», mais notre raison doit toujours être sensible à tout ce qui affecte les humains.
Cela supposerait une inversion des valeurs du monde dans lequel nous vivions avant le coronavirus…
L’humanisme régénéré puise consciemment aux sources de l’éthique, présentes dans toute société humaine, qui sont solidarité et responsabilité. La solidarité suscite la responsabilité et la responsabilité suscite la solidarité. Ces sources demeurent présentes, mais en partie taries et asséchées dans notre civilisation sous l’effet de l’individualisme, de la domination du profit, de la bureaucratisation généralisée. L’humanisme régénéré est essentiellement un humanisme planétaire. L’humanisme antérieur ignorait l’interdépendance concrète entre tous les humains devenue communauté de destins, qu’a créée la mondialisation et qu’elle accroît sans cesse. Comme l’humanité est menacée de périls mortels (multiplication des armes nucléaires, déchaînement de fanatismes et multiplications de guerres civiles internationalisées, dégradation accélérée de la biosphère, crises et dérèglements d’une économie dominée par une spéculation financière déchaînée), ce à quoi s’ajoute désormais la pandémie virale qui accroît ces périls, la vie de l’espèce humaine et, inséparablement, celle de la biosphère devient une valeur prioritaire.
Ce changement est fondamental ?
Pour que l’humanité puisse survivre, elle doit se métamorphoser. Jaspers avait dit peu après la Seconde Guerre mondiale : «Si l’humanité veut continuer à vivre, elle doit changer.» L’humanisme, à mon sens, ce n’est pas seulement la conscience de solidarité humaine, c’est aussi le sentiment d’être à l’intérieur d’une aventure inconnue et incroyable. Au sein de cette aventure inconnue chacun fait partie d’un grand être constitué de sept milliards d’humains, comme une cellule fait partie d’un corps parmi des centaines de milliards de cellules. Chacun participe à cet infini, à cet inachèvement, à cette réalité si fortement tissée de rêve, à cet être de douleur, de joie et d’incertitude qui est en nous comme nous sommes en lui. Chacun d’entre nous fait partie de cette aventure inouïe, au sein de l’aventure elle-même stupéfiante de l’univers. Elle porte en elle son ignorance, son inconnu, son mystère, sa folie dans sa raison, son inconscience dans sa conscience, et chacun porte en soi l’ignorance, l’inconnu, le mystère, la folie, la raison de l’aventure plus que jamais incertaine, plus que jamais terrifiante, plus que jamais exaltante.
Photo byMajid RangrazonUnsplash